Maître Marjorie Estrade Décrypte – LE PRESTATAIRE DE CONDUITE INDEPENDANT : HALTE AUX IDEES RECUES

LE PRESTATAIRE DE CONDUITE INDEPENDANT : HALTE AUX IDEES RECUES

Le développement croissant du recours à des prestataires de conduite indépendants, nous conduit à alerter les entreprises sur le statut de ces travailleurs, « loueurs de bras ».

La pénurie de conducteurs, la difficulté à trouver du personnel qualifié, l’incertitude économique, le besoin de flexibilité et de maitrise des coûts, sont autant de motifs qui conduisent les entreprises de transport, à être tentées de recourir à ce type de prestataire. 

Or, juridiquement ce statut est beaucoup plus compliqué qu’il n’y parait et les idées reçues vont bon train.

Il nous est donc paru essentiel de vous présenter le statut du prestataire de conduite indépendant et les risques auxquels on s’expose lorsque l’on décide de recourir à un tel prestataire. 

I/ Qu’est-ce qu’un prestataire de conduite indépendant ?

  • Un prestataire externe à l’entreprise (pas de lien de préposition ni de subordination)
  • Dédié à la conduite d’un véhicule appartenant à un transporteur ou loué par un transporteur, dans l’exercice de l’activité de ce dernier.
  • Si le prestataire de conduite utilise son propre matériel : Il bascule dans le régime de la sous-traitance d’opérations de transport et l’exercice illégal de la profession s’il n’est pas inscrit au registre des transporteurs. 

Attention à l’idée reçue selon laquelle « Le statut du prestataire de conduite est envisagé par le Code des transports ou la règlementation ». Le statut du prestataire de conduite n’est pas expressément prévu par les textes. Il ne faut pas confondre le prestataire de conduite avec le conducteur indépendant visé par l’article L.3312-4 du Code des transports. Cet article vise les transporteurs qui exercent à titre individuel, ils ne doivent pas être confondus avec les conducteurs indépendants « loueur de bras » qui ne se voient pas confier une mission de déplacement de marchandises d’un point A à un point B, mais seulement une mission de conduite.

Il est vrai que le terme conducteur indépendant prévu par le Code des transports prête à confusion. Or, il s’agit de la simple traduction européenne des « transporteurs indépendants ». 

Il n’y a donc aucun doute sur le fait que la règlementation en vigueur vise les transporteurs micro-entrepreneurs et non pas les prestataires de conduite. Le statut de ces derniers n’est pas défini par la règlementation.

II/ La conclusion d’un contrat de prestations de services protège-t-elle de tous risques de requalification ?

Attention à l’idée reçue selon laquelle « J’ai conclu un contrat de prestation de services avec le conducteur indépendant, je suis protégé contre toute requalification »

Le fait de ne pas conclure de contrat, entraine la présomption de salariat du prestataire de conduite et la reconnaissance d’un travail dissimulé sera aisée. La conclusion d’un contrat écrit est donc obligatoire pour que le prestataire ne soit pas automatiquement requalifié en salarié.

Néanmoins, il est important de savoir que la conclusion d’un contrat écrit de prestations de services, ne protège pas de tout risque de requalification. Si un contrat écrit est conclu et que le prestataire de conduite est inscrit au RCS, la relation est présumée indépendante (présomption de non-salariat) mais pour autant les agents de contrôle peuvent démontrer le contraire et vous poursuivre pour travail dissimulé.

Ainsi, s’il est aisé de s’inscrire en qualité d’auto-entrepreneur ou de s’inscrire au RCS et de conclure un contrat écrit de prestations de services, il faut savoir que ces diligences ne donnent pas un graal d’immunité à toute requalification. 

Les juridictions, qu’elles soient civiles ou pénales, ainsi que les services de contrôle (DREAL, URSSAF, administration du travail et administration fiscale) sont libres de juger qu’une situation juridiquement présentée comme du travail indépendant révèle en réalité, dans les faits, du travail salarié déguisé et requalifier ainsi le recours à un entrepreneur individuel, en contrat de travail.

Il est effectivement de jurisprudence constante que les juges ne sont pas tenus par la qualification que les parties elle-même ont donné à leur collaboration. Les juges vérifient la manière effective dont les parties collaborent, à l’aide d’un faisceau d’indices. 

III/Quelles sont les indices utilisés par les juges pour requalifier la prestation en contrat de travail ?

  • Selon la Cour de cassation, les juridictions doivent s’attacher à vérifier les indices suivants : 
  • L’initiative de la déclaration en travailleur indépendant (démarche non spontanée). Attention si le prestataire exerçait préalablement en contrat de travail au sein de l’entreprise pour des fonctions identiques : présomption de salariat. 
  • Un donneur d’ordre unique
  • Le respect d’horaires
  • Le respect de consignes autres que celles strictement nécessaires aux exigences de sécurité ; 
  • Une facturation au nombre d’heures ou forfait
  • Une absence ou une limitation forte d’initiatives (autonomie) dans le déroulement du travail ; 
  • L’intégration à une équipe de travail salariée (le prestataire a-t-il une valeur ajoutée par rapport aux autres salariés ?); 
  • La fourniture de matériels ou équipements pour effectuer la mission.

A l’aide de ces indices, la Cour de cassation confirme l’appréciation des juges du fond, ayant requalifié ou non, les relations indépendantes en contrat de travail.

  • La Cour de Justice de l’Union Européenne a récemment dégagé une liste de critères nouveaux traçant les contours de l’indépendance des prestataires de service.

Au sens de la jurisprudence communautaire, un prestataire de services ne peut pas être qualifié de salarié « travailleur » lorsqu’il dispose des facultés :

  • de recourir à des sous-traitants ou à des remplaçants pour effectuer le service qu’il s’est engagé à fournir ;
  • d’accepter ou de ne pas accepter les différentes tâches offertes par son employeur présumé, ou d’en fixer unilatéralement un nombre maximal ;
  • de fournir ses services à tout tiers, y compris à des concurrents directs de l’employeur présumé ;
  • de fixer ses propres heures de travail dans le cadre de certains paramètres, ainsi que d’organiser son temps pour s’adapter à sa convenance personnelle plutôt qu’aux seuls intérêts de l’employeur présumé.

Faute de répondre à ces exigences, la relation pourrait être requalifiée en contrat de travail.

  • Exemples de jurisprudences ayant requalifiées le contrat de prestation de conduite en contrat de travail 
  • Cour de cassation, civile, Chambre civile 2, 28 novembre 2019, 18-15.333 18-15.348
  • Le salarié était chauffeur poids lourds, inscrit au RCS en qualité d’autoentrepreneur,  
  • Il ne possédait pas son propre véhicule ; 
  • Les camions étaient mis à sa disposition par la société, qui assurait l’approvisionnement en carburant et l’entretien ; 
  • Il utilisait les licences de la société et se présentait sur les chantiers (clients) comme faisant partie de la société de transport ; 
  • Et, enfin, il était assujetti au pouvoir de subordination de cette société, que ce soit en ce qui concerne les tâches à effectuer, les moyens mis à sa disposition ou les dates de ses interventions. 

Les juges ont considéré à l’aune de ces constatations que le « loueur de bras » n’avait aucune indépendance dans l’organisation et l’exécution de son travail. Ils ont donc validé le redressement de cotisations de sécurité sociale effectué par l’URSSAF pour travail dissimulé à hauteur de 88.089 euros.

  • Cour d’Appel de Nîmes arrêt du 25 janvier 2022 (arrêt n° RG 19/03327):

À la suite d’un contrôle DREAL, un autocariste a été redressé par l’URSSAF pour travail par dissimulation d’emploi salarié. 

En l’espèce, le « prestataire de conduite » requalifié en salarié, se voyait confier des voyages prédéfinis par son donneur d’ordre (le jour et le lieu de la prise en charge, la destination, les lieux d’hébergement et les visites, les dates et jours de retour, le lieu de dépose de l’autocar à la fin de la mission et le cas échéant les lieux de relais.) Les litiges avec la clientèle (gestion des suites, frais d’avocat) et la responsabilité en cas d’accident ayant entraîné des blessures incombait au seul transporteur. Les tâches exécutées par le prestataire étaient identiques à celles d’un conducteur salarié et surtout, il se comportait comme un salarié. Il n’apportait aucun savoir-faire spécifique distinct des salariés de l’entreprise utilisatrice. La société tirait de cette situation un bénéfice, le prestataire facturait sa prestation à hauteur de 24 euros l’heure, proche du taux horaire que facturerait une société d’intérim ou d’un conducteur salarié en ce compris les charges, ce qui permettait à la société autocariste d’éviter de payer les charges sociales représentant entre 25 et 42% du salaire brut et les cotisations et taxes sur les salaires. Le conducteur prenait ses ordres et documents près du responsable de la société de transports.

Au regard de ces circonstances factuelles, les juges ont considéré que le prestataire de conduite n’était pas indépendant et qu’il aurait dû être déclaré en qualité de salarié, validant ainsi le redressement URSSAF opéré à l’égard de l’autocariste.

Dans cette même affaire, la Cour d’appel a constaté que l’assurance souscrite par le conducteur couvrait les fautes commises par son fait en raison d’une erreur de conduite, d’une perte de bagage, mais pas les accidents matériels dans lesquels est impliqué le car qui a été mis à sa disposition par la société autocariste.

La Cour d’appel a considéré que le conducteur qui, dans la mesure où le contrat d’assurance souscrit ne le couvrait pas pour les accidents de la route impliquant les véhicules qu’il conduit pour le compte de la société autocariste, était sous lien de subordination avec cette dernière.

Autrement dit, dès lors que votre prestataire de conduite, n’est pas assuré pour les dommages qu’il pourrait occasionner au véhicule, aux personnes ou aux biens transportés, ceci peut constituer un critère prépondérant de reconnaissance du lien de subordination. 

En définitive, les jurisprudences examinées mettent en lumière la difficile conciliation de l’indépendance nécessaire dont doivent jouir les prestataires de conduite et les contraintes structurelles et organisationnelles du secteur des transports.

Dans un secteur où les impératifs et contraintes règlementaires sont nombreux, l’indépendance du prestataire de conduite nous semble ténue et relative.

Mais au-delà du risque de requalification en contrat de travail, le statut du prestataire de conduite peut surtout poser de réelles difficultés en termes d’assurances.

IV/ Que se passe-t-il en cas de sinistre ?

  • 1ère question à se poser : votre prestataire de conduite est-il assuré ?

Il semblerait qu’en pratique une infime partie des chauffeurs indépendants soient assurés. Beaucoup de compagnies refusent d’assurer en RCP ce type d’activité qui n’est clairement pas établie par la Loi et qui découle juste de l’application pratique du statut de l’autoentrepreneur « général » au monde de la conduite de véhicule de personnes et de marchandises.

Autre difficulté :  Attention, les contrats d’assurance des prestataires de conduite excluent parfois tous les dommages qui pourraient être causés au véhicule confié ainsi qu’aux marchandises transportées ce qui vide donc de toute substance ce type de police d’assurance. 

  • 2ème question à se poser : Suis-je assuré pour les prestations de conduite effectuées en ayant recours à un prestataire de conduite indépendant ?

Sur le véhicule (prêt de volant) : vérification du permis en cours de validité : on ne peut pas contraindre le prestataire à justifier d’un permis en cours de validité (à la différence d’un salarié).  Attention, à la non prise en charge par l’assurance du transporteur et risque d’insolvabilité du prestataire de conduite non assuré.

Sur la marchandise et les personnes transportées : il est peu probable que votre prestataire soit assuré à ce titre. En cas de sinistre responsable, votre assureur RCP pourrait refuser de prendre en charge le sinistre lié à votre responsabilité, en arguant du fait que le prestataire et votre société, ne sont pas liés par un lien de préposition ou par exemple, si le prestataire se trouvait en état d’ébriété ou sans permis valable.

IV/ Quels sont les risques encourus ?

  • VOLET CORPOREL ET ASSURANTIEL : 

En cas d’accident et dommages (personnes, véhicule et marchandises) le transporteur risque de devoir prendre en charge les indemnisations et se voir opposer une exclusion de garantie de son assureur et de se heurter à l’insolvabilité de son prestataire de conduite. 

  • VOLET SOCIAL 

Le risque URSSAF : En cas de contrôle, l’URSSAF peut qualifier les prestations de services effectuées, en travail dissimulé et opérer un redressement de cotisations de sécurité sociale sur la base des factures acquittées par la société de transport entre les mains du prestataire de conduite.  Et ceci peu importe le fait que votre prestataire ait acquitté ses cotisations personnelles auprès de l’URSSAF (il s’agit ici de cotisations sociales dues ici au titre de sa qualité de salarié). Exemple, arrêt précédemment évoqué de la Cour d’Appel de Nîmes (Arrêt n° RG 19/03327).

Le risque prud’hommal : Le « prestataire de conduite » qui estime avoir été sous lien de subordination, pourrait saisir le Conseil des Prud’hommes pour obtenir le paiement de rappels de salaires, une indemnité forfaitaire pour travail dissimulé égale à 6 mois de salaire (peu importe la durée de relation) ainsi que diverses indemnités au titre de la rupture du contrat. En effet, il pourrait solliciter, par exemple, des dommages et intérêts pour licenciement abusif, alors même que son donneur d’ordre lui a notifié la rupture de contrat en respectant le préavis convenu au sein du contrat de prestation de service.

  • VOLET PENAL 

Le risque de poursuites pénales pour travail dissimulé : infraction de travail dissimulé (risque d’une peine d’amende d’un montant de 45.000 euros (180.000 euros si la personne morale est poursuivie) ainsi qu’une peine d’emprisonnement maximale de 3 ans. 

IV/ Un exemple, vaut parfois mieux que des mots : 

  • Imaginez un prestataire qui n’aurait pas souscrit de prévoyance au titre de son activité indépendante (s’il n’a pas d’assurance RC professionnelle, il est peu probable qu’il ait souscrit une assurance de prévoyance) ; 
  • Un accident le conduit à être placé en invalidité totale ou partielle (même si vous vous entendez bien avec ce dernier, les difficultés financières de ce dernier risquent de le conduire à envisager une procédure prud’hommale à votre encontre car il ne pourra jamais plus travailler). L’URSSAF pourrait également vous redresser pour travail dissimulé si l’indépendance du prestataire est remise en cause ; 
  • Lors de l’accident, il est constaté par les forces de l’ordre qu’il n’avait pas respecté la RSE notamment les temps de pause obligatoires (votre responsabilité civile et pénale pourrait être recherchée) et votre assureur risque de vous opposer une exclusion de garantie.
  • Le véhicule est accidenté, une personne transportée est décédée (les ayants droit vont se retourner vers votre société et vous risquez de vous heurter à l’insolvabilité du prestataire de conduite pour exercer un recours récursoire contre ce dernier). 

En définitive, un tel exemple, qui au regard des risques routiers inhérents à l’activité de conduite, n’est finalement pas si utopique, met en exergue le fait que les risques liés au recours d’un prestataire indépendant sont multiples.

La relation avec un prestataire de conduite doit juridiquement être examinée sous toutes ses facettes et au regard des conditions de faits.  Étudier le statut de ces prestataires, sous un seul angle (social, pénal, civil ou assurantiel) serait une erreur. 

A titre d’exemple, le fait qu’un agent DREAL puisse valider les conditions de travail d’un prestataire de conduite, ne signifie pas pour autant que cette relation de service sera validée de la même façon par l’URSSAF ou encore, par le Conseil des Prud’hommes en cas d’action du prestataire.

De même, si la requalification en contrat de travail n’est pas ordonnée par les juges, cela ne veut pas dire pour autant que vous ne serez pas embêtés pour être indemnisés en cas de sinistre.

A ce jour, aucun texte légal, ne règlemente le recours à ce type de prestataire.

Nous invitons donc les entreprises à la plus grande vigilance et prudence, lorsqu’en dépit des risques susvisés, elles décident tout de même de conclure un tel contrat.